|
|


La compassion globale
Entretien avec Brian Swimme
mené par Susan Bridle
WIE: Selon vous, quelle est la crise la plus urgente à laquelle l'humanité doit faire face aujourd'hui ? Quelles sont les questions planétaires à traiter en priorité?
BRIAN SWIMME: Je pense que la façon la plus rapide de prendre conscience de l'état de la planète est de réfléchir en termes d'extinction de masse. Régulièrement, la terre passe par une période d'élimination de la diversité de la vie. Au cours du dernier demi milliard d'années, il y a eu cinq moments de cet ordre. Il y a deux cents ans, on n'en avait pas conscience; l'idée que la terre connaissait ce processus était inimaginable. Maintenant, nous découvrons qu'environ tous les cent millions d'années, la terre passe par des cataclysmes incroyables. Et dans les trente à quarante dernières années à peine, nous avons découvert que la dernière, qui a éliminé tous les dinosaures et tant d'autres espèces, à été causée par la collision de la terre avec un astéroïde. Cela s'est passé il y a soixante-cinq millions d'années ? Nous en prenons conscience pour la première fois de l'histoire. Vous pouvez parcourir les Védas, rechercher dans la Bible : ce cataclysme n'est évoqué nulle part. Mais, alors que nous en prenons conscience, nous découvrons en même temps que nous sommes en train d'en causer un en ce moment même. Il y a deux ans, le Musée d'histoire naturelle américain a fait un sondage auprès de biologistes. Ils ont posé une question simple : sommes-nous en train de vivre une période d'extinction de masse ? Soixante pour cent des personnes interrogées ont répondu " oui ". Une période d'extinction de masse ! Ce n'est pas une chose que l'on peut voir à l'œil nu car cette découverte concerne la globalité. Nos sens ont évolué de façon à nous adapter à notre environnement immédiat, mais cette conclusion là concerne l'ensemble de la planète.
Nous découvrons seulement maintenant que nous sommes en train de vivre une période d'extinction de masse. A l'époque où nous vivons, le pire événement qui soit arrivé à la terre dans les dernières soixante-cinq millions d'années est en train de se produire. Ça, c'est le premier point. Le deuxième c'est que nous en sommes la cause.
Le troisième est qu'à l'exception d'une infime portion de l'humanité, nous n'en sommes pas conscients. Regardons les chiffres: au minimum, 25 000 espèces disparaissent chaque année. Si l'activité humaine était autre ou si les humains n'existaient pas, une seule espèce disparaîtrait tous les cinq ans. Cela donne la mesure de la manière dont nous avons multiplié la vitesse d'extinction naturelle.
Nous n'avons pas été préparés à comprendre ce que représente un événement de cet ordre. Nous avons eu à travers les âges beaucoup de grands maîtres, des personnes profondément éclairées, mais cherchez dans les sutras ou dans les dialogues de Platon, aucune référence n'y est faite à l'extinction. En réalité, je ne pense pas que Platon ou le Bouddha auraient été capables d'imaginer une extinction. Tout d'abord à leurs époques on n'avait pas conscience de l'évolution. Nous n'étions pas conscients de tout ce processus. L'idée d'extinction ne voulait donc rien dire. Lorsque de temps en temps des scientifiques ou d'autres personnes trouvaient des ossements, ils supposaient que ces créatures existaient encore quelque part, à l'autre bout du continent. Donc le concept d'extinction n'existait pas. Ce n'est qu'aujourd'hui que nous devons faire face à ce que cela veut dire d'éliminer véritablement une forme de vie.
J'ai pensé à une nouvelle façon d'aider les gens à comprendre. Depuis deux mille ans les chrétiens méditent sur le sens de la crucifixion de Jésus. Si d'aventure vous aviez vécu à Alexandrie à cette époque, c'était un monde cosmopolite et les gens étaient au courant de ce qui se passait. Vous auriez appris qu'un rabbin Juif avait été tué, la belle affaire ! Cela n'aurait pas eu beaucoup d'impact sur votre vie. Et pourtant, pendant les deux mille années qui ont suivi, les théologiens chrétiens ont médité sur cet événement. Je viens donc de réaliser que peut-être les humains vont passer le million d'années à venir à méditer sur le sens véritable de ce processus d'extinction. Cela nous prendra peut-être ce temps-là pour en saisir le sens profond dans chacune de ses ramifications. Moi je ne le comprends pas. C'est bien au-delà de mes capacités mentales. Je crois que nous ne sommes pas préparés à vraiment le comprendre. A présent, d'en avoir juste un aperçu est fantastique. Je n'en espère pas plus. Si nous n'en saisissons ne serait-ce qu'une portion infime, nous pouvons commencer à penser au niveau requis pour pouvoir y faire face avec efficacité.
WIE: Quelle est selon vous la solution à cette crise ?
BS: Ce serait de nous réinventer en tant qu'espèce, afin de pouvoir vivre des relations qui nous mettent mutuellement en valeur. Et cela non seulement dans nos relations humaines mais dans notre relation à tous les êtres. Afin que nos activités épanouissent le monde ! De nos jours, toutes nos interactions le dégradent.
Voyez-vous, la version caricaturale de notre civilisation est que nous sommes tous des matérialistes, nous n'avons pas idée qu'un sens plus large nous dépasse. Dans notre culture occidentale matérialiste, l'individu est notre préoccupation fondamentale. L'individu et l'accumulation, que ce soit d'argent, de célébrité… qu'importe ! C'est la pierre angulaire de notre civilisation. Les choses sont ainsi organisées. Il y a bien sûr des éléments atténuants mais je parle de la version caricaturale. Ce que nous devons réellement comprendre c'est qu'à la racine de tout il y a la communauté. Au niveau le plus profond, c'est le cœur des choses. Nous sommes issus de la communauté. Comment pouvons nous organiser notre économie sur la base de la communauté plutôt que sur l'accumulation ? Comment notre religion peut-elle être organisée pour nous enseigner le sens de la communauté ? Lorsque je parle de " communauté " j'entends la communauté planétaire entière. C'est l'ultime domaine sacré : la communauté planétaire.
Je pense que nous allons avancer dans ce sens là. Comment organiser la technologie de façon à ce que son utilisation même magnifie la communauté ? C'est une question difficile ! Tant que notre conception du monde sera fondée sur l'idée que la terre est une chose, une matière vide, et que l'individu est de la plus haute importance, alors nous continuerons à en user comme bon nous semble. Nous devons cesser de voir la terre comme un vaste entrepôt. Elle est notre matrice, notre communauté fondamentale. C'est pour ça que Darwin est formidable ! Il nous montre que toutes les espèces sont parentes. Si ça ce n'est pas une intuition spirituelle! Au niveau génétique tout est lié.
Une manière simple de dire ceci est : construisons une civilisation qui soit fondée sur la réalité de nos relations. Si nous nous pensons comme le sommet d'une immense pyramide, alors nous n'accorderons aucune valeur à ce qui est placé en dessous, et nous nous en servirons à notre guise. Cette attitude était moins apparente autrefois lorsque notre influence sur l'environnement était moindre. Le pouvoir de l'homme est devenu planétaire. Soudain les conséquences de nos actions mettent à jour les défauts de cet état d'esprit.
C'est incroyable de réaliser que chaque espèce vivante va être modelée essentiellement à travers ses interactions avec l'espèce humaine. Cette situation est nouvelle. Pendant trois milliards d'années la vie a évolué dans son environnement naturel de la même manière. Mais maintenant ce sont les décisions humaines qui vont déterminer comment la planète va fonctionner et à quoi elle ressemblera pour les centaines de millions d'années à venir. Pensez au chêne, à la guêpe, au rhinocéros. La beauté de toutes ces formes a émergé du système de sélection naturelle du passé. Mais ce qu'il adviendra de ces espèces sera déterminé principalement par leurs interactions avec nous. Parce que nous sommes partout. Nous sommes devenus puissants. A très grande échelle nous sommes la dynamique planétaire. La question est de savoir si nous pouvons prendre conscience de cette réalité, pour ensuite nous réinventer avec la sagesse et le savoir nécessaire. Telle est la nature de l'instant présent. Notre puissance nous dépasse, dépasse notre conscience. C'est un défi auquel nous n'avons jamais eu à faire face : réapprendre à être humains d'une façon qui magnifie la création. Pour bien peser l'horreur de la situation, imaginez que nous soyons responsables de ce à quoi ressemblera la girafe dans quelques millions d'années, ou encore l'éléphant d'Asie ! Les biologistes sont convaincus que ce dernier n'existera plus à l'état sauvage. Déjà le guépard ne peut plus survivre dans son milieu naturel. Dans l'avenir l'éléphant d'Asie vivra principalement dans nos zoos, même chose pour le guépard. L'environnement que nous leur offrirons va modeler leurs muscles, leurs squelettes et ainsi de suite. Je parle en terme de millions d'années. Tel est le défi d'aujourd'hui, car c'est maintenant que le monde traverse cette grande phase de transformation - la dynamique de la planète est en train de se déployer dans la conscience humaine.
C'est pour cela que je suis ravi de vos questions. Voyez-vous, je pense vraiment que s'éveiller, que l'éveil, peut sauver notre monde, peut sauver la planète. Parce que nous faisons des choses que personne ne souhaite. Nous les faisons par manque de conscience. Je suis profondément convaincu que si nous pouvions nous éveiller et braquer toutes nos énergies sur ces questions, une très belle sorte de guérison pourrait s'opérer.
WIE: Vous parlez souvent du fait que nous sommes à un tournant exceptionnel de l'histoire humaine car nous avons la connaissance des quatorze milliards d'années d'évolution cosmique qu'il a fallu pour nous mener au point où nous en sommes. Vous dites que cette connaissance nous donne une responsabilité que nous n'avions jamais imaginée auparavant. Pouvez-vous nous donner les grandes lignes de l'étendue de cette évolution ?
BS: C'est très simple. Toute l'histoire peut se résumer en quelques mots. C'est la plus grande découverte de toute l'aventure scientifique : vous prenez de l'hydrogène, vous n'y touchez pas et le gaz se transforme en rosier, en girafe ou en être humain.
WIE: Ça, c'est la version courte.
BS: C'est la version courte. Ce que j'aime dans cette version c'est que l'hydrogène est un gaz inodore et incolore et que selon les idées préconçues de notre civilisation occidentale l'hydrogène n'est qu'une matière inerte. Il n'y a pas grand chose là-dedans. Mais si vous prenez de l'hydrogène et que vous n'y touchez pas, le gaz se transforme en être humain ; c'est une information étonnante. Cela veut dire que si l'être humain est spirituel, alors l'hydrogène l'est aussi. C'est une occasion exceptionnelle d'échapper au dualisme traditionnel, vous savez : l'esprit est en haut, la matière en bas. La réalité est tout autre. La matière traverse tout et donc l'esprit aussi. C'est pour cela que j'adore la version courte.
Alors maintenant pour la version longue : il y a treize milliards d'années, selon les plus récentes estimations, l'univers émerge en particules élémentaires incandescentes qui non seulement sont à des millions de degrés, mais sont un million de fois plus denses que le plomb. L'univers ne démarre donc pas comme un feu, mais comme une densité brûlante impossible à imaginer. Pour nous ce ne sont que des chiffres. Puis cette masse commence à se dilater et au bout de trois cent mille ans, elle a suffisamment refroidi pour former des atomes. Alors que cette matière continue à refroidir et à se dilater, elle commence à se rassembler en nuées immenses que l'on appelle galaxies.
Lorsque l'univers atteint l'âge d'un milliard d'années, les galaxies apparaissent, voltigeant comme des flocons de neige ; on en compte cent milliards. Ce moment était exceptionnel car c'est le seul dans l'histoire de l'univers où des galaxies pouvaient se former. Avant, il y avait trop de densité ou de chaleur. Après, tout était trop fin et étendu. La découverte de Stephen Hawking est incroyable. En observant l'expansion de l'univers, on découvre une énergie extraordinaire, n'est-ce pas ? C'est une grande explosion. Mais parallèlement, une force de gravité joue comme un lien et tient tout cela en place. Ce sont deux forces qui s'opposent. Si la force de gravité avait été légèrement plus intense, l'univers tout entier aurait été écrasé en un trou noir en un million d'années. Si elle avait été plus faible, tout aurait explosé et aucune galaxie ne se serait formée. C'est un équilibre impressionnant. La différence est d'un pour 10 puissance 59 pour cent - le trillionième, d'un trillionième, d'un trillionième de pour cent. C'est aussi délicat que cela. Plus délicat que de danser sur le fil d'une lame de couteau !
Plus tard, les étoiles elles-mêmes se mettent à brûler transformant ainsi les éléments qui les constituent, et la galaxie devient plus complexe. Alors l'hydrogène se mue en hélium. Lorsque la température augmente, l'hélium se transforme en carbone et ainsi de suite. Tous ces éléments sont créés au cœur de l'étoile qui à son tour explose. La nouvelle étoile qui se constitue est formée de ces éléments plus complexes et alors vient la possibilité de la naissance des planètes. Pas un seul élément de notre corps qui n'ait été composé par une étoile! Walt Whitman en a eu l'intuition lorsqu'il a écrit : " une feuille d'herbe n'est rien moins que le labeur des étoiles. " Et l'on se dit, d'où lui est venue cette idée ? De la connaissance de soi. En d'autres termes : une étoile a donné naissance aux éléments qui se sont ensuite constitués en Walt Whitman. On peut en déduire que Walt Whitman avait une profonde mémoire de son origine.
WIE: Une intuition prodigieuse.
BS: C'est incroyable, n'est ce pas ? Comment a-t-il fait pour écrire ces mots ? De la même façon, Einstein a découvert la théorie générale de la relativité de l'intérieur. Il n'y avait à l'époque aucune donnée sur l'expansion de l'univers, rien. Il dit être entré dans les mouvements de ses propres viscères - drôle de façon de parler de la créativité - et a écouté ce qui se passait à l'intérieur. De là lui sont venues les équations sur la gravité que nous utilisons maintenant. Whitman aussi a dû procéder ainsi. C'est en pénétrant dans sa propre réalité corporelle qu'il a eu cette intuition sur les étoiles. Et maintenant nous en découvrons les détails empiriques. J'adore que nous venions tous des étoiles.
Donc pour reprendre notre histoire, dans certains systèmes planétaires, la vie prend forme. Quelle gigantesque transformation ! La vie commence il y environ trois milliards et demi d'années et commence à devenir plus complexe il y a sept cent millions d'années. C'est alors qu'une étrange lignée apparaît, celle des vers. Ces derniers développent une colonne vertébrale et un système nerveux. Nous qui sommes si épatés par le cerveau, ce sont les vers qui l'ont créé! Vous comprenez où je veux en venir ? L'hydrogène, c'est nous. Toute matière est spirituelle. Si les vers peuvent créer un cerveau, la créativité est partout !
Puis viennent les formes de vie plus avancées ; plus avancées dans le sens de plus complexes. A travers les étapes successives de l'humanité que nous avons vécues, notre conscience s'est élargie. Maintenant nous arrivons au moment précis où nous nous découvrons au milieu de cette histoire. Tout ce qui a précédé ce moment - tout le développement de l'esprit, des techniques et le reste - était nécessaire afin que nous puissions véritablement nous découvrir maintenant dans l'univers.
Mais revenons à ce moment de la naissance des galaxies car je voudrais vous montrer son lien avec le présent. Leur formation n'était possible qu'à un point précis de l'histoire. Aujourd'hui nous vivons un moment analogue. L'heure est venue où la planète peut s'éveiller à la conscience à travers l'être humain, afin que la dynamique de l'évolution ait la possibilité de s'éveiller et de commencer à fonctionner à ce niveau de conscience- là. Avant c'était impossible, voyez-vous. Aussi incroyable que cela puisse paraître, il est plus que probable que nous ne pourrons pas le faire plus tard. Si nous n'accomplissons pas cette transition maintenant, la créativité de la planète sera certainement si appauvrie que nous serons incapables de le faire plus tard. Ce qui fait froid dans le dos, c'est que dans l'univers, les espaces réellement créatifs peuvent perdre leur créativité. Nous avons évoqué la naissance des galaxies. Il y a deux formes de galaxies fondamentalement différentes : les galaxies spirales, c'est-à-dire avec des bras spiraux et les galaxies elliptiques qui sont plus ou moins grandes mais n'ont aucune structure interne. Les galaxies à bras spiral ont la capacité de créer de nouvelles étoiles. Alors elles se forment, elles créent des éléments, puis d'autres et encore d'autres et un nouveau système d'étoiles apparaît et ainsi de suite. Mais dans les galaxies elliptiques cela est impossible. Dans l'état actuel de nos connaissances, les galaxies spirales sont entrées parfois en collision, détruisant leur structure interne jusqu'à devenir des galaxies elliptiques qui ne bougent pas. Elles attendent et leurs étoiles s'éteignent les unes après les autres, et c'est tout. Donc il est possible de se couper du flot de la créativité de l'univers.
Nous voilà au milieu de la galaxie de la voie lactée. Elle compte deux cent milliards d'étoiles et beaucoup de celles-ci ont des planètes. Certaines sont peut-être habitées de formes de vie intelligentes. Il y a approximativement cent milliards de galaxies dans l'univers connues à ce jour, assurément toutes pleines d'étoiles et probablement de vie. Qui sait ? Mais si nous regardons la situation en termes de créativité de l'univers, il est possible que beaucoup de planètes aient à faire face à la même transition que nous. Et si elles n'y arrivent pas, elles mourront comme des galaxies elliptiques. Notre défi en tant qu'êtres humains est de réaliser que ce que nous pensons être petit est en réalité infiniment grand. Nous ignorions autrefois que la forme même de notre conscience avait une signification cosmique. J'en parle dans le sens de l'évolution, pour ce qui est des animaux entre autres, mais cela va bien au-delà. Franchir cette étape peut avoir des implications énormes pour la galaxie dans sa globalité.
Voilà donc une manière d'envisager l'histoire de ces treize milliards d'années, de voir ce défi présent comme un défi d'ordre cosmique. Nous avons réussi des transitions dans le passé qui auraient pu mal se passer. Notre planète serait encore en vie mais sans le niveau de complexité que nous y voyons aujourd'hui. Cela n'implique d'aucune façon que je pense que tout cela était prédéterminé. Non, je vois ça plutôt comme une grande aventure.
WIE: Cette nouvelle connaissance de l'histoire de l'univers pousse les limites de notre imagination !
BS: Oui. Tout à fait. Imaginez l'effet produit par Copernic lorsqu'il est arrivé en ville et s'est exclamé pour la première fois : " Vous vous rendez compte ? La terre tourne autour du soleil ! " Essayez de réaliser cela. Nous n'avons pas réussi. C'était insoutenable pour nos esprits. Alors nous avons crée une division : la recherche scientifique a pris un chemin et la religion, le spirituel, en a pris un autre. Dans un sens, nous en sommes toujours au même point de rupture. Avons nous les ressources nécessaires pour intégrer cette connaissance et agir en conséquence ? C'est un vrai défi pour l'imagination.
WIE: Quel est le meilleur catalyseur pour provoquer ce changement de perspective dont vous parlez ?
BS: C'est une très bonne question, vous savez. J'aimerais avoir une réponse adéquate. J'y ai beaucoup réfléchi et je suis arrivé à la conclusion que les catalyseurs sont multiples. Pour certains ce sera le savoir : entendre cette histoire de l'univers leur suffira ; c'est ce que je cherche à travers mon enseignement. Mais pour d'autres ce sera une tragédie personnelle. Pour d'autres encore, c'est à travers un lien profond depuis l'enfance avec la beauté d'un lieu, que des années après l'on retrouve détruit. Certains s'éveillent par diverses formes de méditation, d'autres ont recours à la drogue. Je vois de multiples catalyseurs. Je n'ai pas de réponse exacte, mais je sais que pour moi, c'était par la connaissance. En étant complètement ébahi par ce que l'on sait maintenant. C'est mon chemin personnel mais je n'en privilégie aucun car j'ai rencontré tant de personnes qui commencent à saisir cette vérité et elles viennent d'horizons très différents.
WIE: Vous parlez souvent de la mise en action de ce que vous appelez la "!! compassion globale !!". Qu'est ce que cette "!! compassion globale !!" ?
BS: Lorsque nous utilisons des mots comme " compassion ", nous avons tendance à les limiter au monde humain. Cela tient en partie à ce que je disais tout à l'heure, nous considérons le reste du monde comme matière et nous ne l'évoquons pas par des termes spirituels, chaleureux ou émotionnels. Selon la tradition scientifique c'est de la " projection ", nous projetons nos propres qualités sur l'univers dans sa totalité ou sur la nature. Et c'est très mal vu. Mais je pense que maintenant que nous commençons à réaliser que le tout est un seul événement énergétique, cette conviction s'effrite. C'est un seul et même voyage, une seule et même histoire, alors les qualités qui sont vraies pour les humains le sont aussi d'une façon ou d'une autre pour le reste de l'univers. Je parle de la compassion comme d'une réalité à niveaux multiples. Elle n'est pas réservée aux humains.
Mon interprétation est la suivante : je pense que la force de gravité est une forme primitive de compassion ou d'attention. Si, à la base de l'univers, il n'y avait pas cette forme d'attention, les galaxies ne se seraient pas formées et nous ne serions pas en train de parler aujourd'hui. Cette attention ou cette compassion, commence à s'exprimer de façon organique à travers l'attachement d'une mère pour ses petits. Vous savez, pendant des milliards d'années il n'y a eu aucun attachement, aucune attention visible, nous voyons cela par exemple chez les bactéries. Elles se reproduisent, peut-être avec une forme de soin que nous n'avons pas encore reconnu. Mais lorsque nous arrivons au niveau du mammifère, il y a deux cent vingt millions d'années, apparaît un attachement entre la mère et le petit. Cela est arrivé par mutation génétique. Grâce à cette mutation, la progéniture a plus de probabilité de survie. Cette mutation se répand donc et caractérise peu à peu toute la population. Voilà pour le lien entre la mère et le petit. D'autres attachements se développent alors entre frères et sœurs, renforçant encore leur chance de survie. Ces notions s'intègrent parfaitement à la biologie darwinienne et au courant dominant de la science. Ce que nous découvrons est que la dynamique de la biologie darwinienne favorise l'émergence de la compassion. Elle apparaît dans le lien mère/enfant. Elle apparaît entre les enfants de même parents et elle se développe même entre des groupes parents. Et puis elle se répand.
Apparaissent alors les êtres humains. Nous sommes la première espèce qui ait la possibilité de se soucier de toutes les autres espèces. Voyez-vous, les chimpanzés sont nos plus proches parents, et de toute évidence ils se soucient beaucoup les uns des autres. Mais leur soin ne s'étend pas d'une façon manifeste aux autres espèces, même lorsqu'ils partagent un même territoire avec des babouins, par exemple. J'ai demandé à des naturalistes s'il leur était arrivé de voir un chimpanzé s'occuper d'un babouin : jamais. Mais avec l'homme, il est soudain possible, et cela en grande partie grâce à son pouvoir d'imagination, de vraiment se sentir concerné. Je veux dire que moi, je me sens concerné. Je me sens concerné par le guépard. Et je n'ai jamais vu de près un guépard sauvage. Je veux vous faire comprendre que l'être humain est ce lieu où la compassion globale, dont l'univers tout entier est pénétré depuis le commencement, peut commencer à émerger à la conscience. C'est notre seule différence. Nous n'avons pas inventé la compassion, mais elle coule à travers nous - ou elle le pourrait. Cette période de changement que nous vivons actuellement semble reposer sur le déploiement de la compassion globale dans l'espèce humaine.
WIE: Vous suggérez qu'à travers toute l'évolution, la sélection naturelle de Darwin a favorisé l'émergence d'attachements fondés sur le soin et l'attention, et qu'aujourd'hui nous les humains, nous avons l'opportunité et la responsabilité d'étendre ce soin et cette attention consciemment au-delà de notre prédétermination génétique. Dans votre série vidéo L'imagination de la Terre, vous dites : " C'est formidable d'aimer les membres de sa famille, mais qu'en est-il des espèces avec lesquelles vous n'avez aucun lien génétique ? Voilà le défi. Ne sommes-nous pas ingrats de nous laisser mener par les seuls liens affectifs du passé. Et si nous nous consacrions à développer un intérêt profond pour toutes les espèces ? " Pouvez-vous nous dire comment mettre en pratique cet intérêt ? Comment étendre la portée de nos soins et de notre responsabilité ?
BS: Je suis convaincu que la première étape est simplement de faire attention. Ce qui est étonnant chez nous les humains, c'est notre capacité à fixer notre attention sur une chose, qui au bout d'un moment nous fascine. Peu importe ce que c'est. Cette aptitude est purement humaine car nous ne sommes pas programmés de manière aussi déterminée que les autres espèces. Nous pouvons tout oublier et nous concentrer sur une chose. J'appelle cela notre pouvoir d'étonnement. On peut regarder les baleines ou les colibris et être totalement fasciné. C'est une façon très profonde de les remarquer ou de les contempler. Je sens intuitivement que si les hommes se permettaient d'être fascinés par les autres créatures, celles-ci éveilleraient dans l'humanité les profondeurs psychiques qui répondent à leur beauté. Alors nous serions convaincus et cela de façon mystérieuse que ces êtres nous sont essentiels. Nous serions peut être étonnés de voir à quel point notre entrain, notre bien être et notre bonheur dépend d'eux. Chef Seattle a dit que si les animaux n'étaient pas là, nous mourrions de solitude. Je pense qu'une attention plus profonde naît lorsque nous nous permettons d'être émerveillés par toutes les créatures, quelles qu'elles soient. Si nous nous en préoccupions, nous verrions leur superbe noblesse. Pour Abraham Heschel l'émerveillement est le premier pas vers la sagesse. Vous restez assis à regarder nager des poissons, vous pensez aux centaines de millions d'années de leur développement, vous imaginez ce qu'ils ressentent et peu à peu vous plongez dans une contemplation de l'ultime. C'est, je crois, le premier pas vers la compassion.
WIE: Beaucoup de traditions spirituelles parlent de transcender l'égocentrisme et d'exprimer une profonde attention pour les autres comme étant le but même de la voie spirituelle. Changer nos motivations profondes et passer d'un égocentrisme fondamental à une condition où la base de notre vie devient un soin et un souci authentiques pour la vie dans sa totalité, est une transformation radicale. Les chemins spirituels qui engagent à une telle transformation exigent souvent un dévouement énorme et de longues années d'une intense pratique spirituelle. Pourtant la planète est dans une situation critique. Pensez-vous qu'il est encore temps pour qu'un nombre suffisant d'individus fasse ce saut et nous sortent de la crise actuelle ?
BS: Je pense que l'univers est en train de s'en occuper. Mais nous avons la possibilité d'y participer consciemment. Et de façon très réelle, il est important que nous y participions. Mais il est très important de se souvenir que ce n'est pas nous qui agissons. L'univers y travaille depuis très longtemps et maintenant cela explose dans la conscience humaine. Mais ce n'est pas nous qui l'orchestrons. Alors je n'ai pas la moindre idée du temps que nous avons. C'est presque une question secondaire pour moi. Il me semble qu'il est si profondément juste que nous y réfléchissions, que nous y travaillions. Toutes les traditions spirituelles vont précipiter le mouvement lorsqu'elles prendront conscience de cette nouvelle cosmologie et de ce moment auquel l'espèce humaine doit faire face. Il y aura une amplification. Tout pourra alors se faire très vite. Ou cela prendra peut être encore des milliers d'années. Je ne sais pas.
WIE: Pour vous, s'éveiller spirituellement, c'est nous reconnaître nous-mêmes comme étant le voyage d'évolution cosmique de l'univers, c'est aussi passer de l'idée que nous sommes des individus séparés à une identification avec l'univers lui-même comme Soi véritable. Que pensez-vous des traditions mystiques orientales qui nous poussent à rechercher l'éveil seulement à l'intérieur, et des paroles comme celles de Ramana Maharshi, le sage hindou bien connu : "Toutes controverses au sujet de la création, de la nature de l'univers, de l'évolution, de la volonté de Dieu, etc. sont inutiles. Elles ne nous apportent pas le bonheur véritable. L'homme cherche à comprendre ce qui est en dehors de lui avant de chercher à comprendre 'Qui suis-je ?'. Ce n'est qu'en répondant à cette dernière question que l'on peut atteindre le bonheur."*
BS: Je ne peux que vous dire quelle est ma position. Il y a tant de choses qui comptent pour nous, que nous portons dans nos cœurs, que nous voulons aider. Les hommes souffrent. Les animaux souffrent. Comment mes actions peuvent-elles aider ? Voilà ce sur quoi je concentre toute mon attention. Toute ma pensée est tournée vers ce but. Etre responsable et participer à un processus qui approfondira la joie. C'est mon grand espoir. L'individu a tellement tendance à se concentrer sur " mon propre éveil " et ce genre de chose. Mais ce n'est pas ce qui nous est demandé maintenant. Ou bien ce n'est pas assez.
*Be As You Are:The Teachings of Ramana Maharshi, ed. David Godman (Arkana: New York, 1985)
|
 |

|