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éditorial

introduction par
andrew cohen

ken wilber

père thomas keating

miranda shaw

ramesh balsekar

vernon kitabu turner

ajja

lee lozowick

vimala thakar


Qui est Ajja?

Rencontre avec l’absolu



Un an sur deux, à Vivekananda Kendra, un institut de yoga aux environs de Bangalore, en Inde, se tient un colloque intitulé « Frontières dans la recherche en matière de yoga et applications ». Le thème est toujours la relation entre science et spiritualité, la recherche sur la conscience et les applications médicales du yoga. Lors de ma première visite, je ne savais pas à quoi m’attendre, mais lors de la seconde, où j’étais invité comme orateur sur le thème de l’éveil, je savais qu’à ce colloque tout était possible. Dans cette assemblée, où le profane et le sacré se rencontrent et s’entremêlent sur de si nombreux niveaux simultanément, une distribution fort inhabituelle de personnages forme une sorte de mixture que seule Mère Inde peut concocter. Bien que prévenu, quand je retournai dans le sud de l’Inde ce décembre-là, j’étais loin d’imaginer que j’aurais l’occasion exceptionnelle de côtoyer le plus précieux des joyaux – un jnani [homme de connaissance] pleinement éveillé, un de ceux qui ont réalisé le Soi Absolu.
Ajja ou « grand père », comme il est tendrement appelé par tous ceux qui le connaissent, est un exemple vivant de l’extraordinaire héritage spirituel de l’Inde, et son histoire personnelle est aussi étrange et mystérieuse qu’elle est miraculeuse. Né en 1916, Ramachandra était un riche propriétaire fermier qui, tout en n’exprimant aucun intérêt particulier pour les questions spirituelles, avait la réputation d’être naturellement doué d’une inhabituelle pureté de cœur et d’une rare simplicité d’être. Un jour, à l’âge de trente six ans, sans aucune raison apparente, Ramachandra fut frappé d’une terrible douleur dans le cœur, qui se répandit progressivement dans tout son corps. Durant six mois, il supporta ce qu’il décrit comme un douleur physique atroce, et pendant tout ce temps sa famille essaya désespérément de découvrir ce qui le faisait tant souffrir. Leurs efforts s’avérèrent infructueux, car personne ne pouvait trouver la cause de son tourment. Puis, aussi soudainement qu’elle était apparue, la douleur disparut, sans laisser de trace. Alors qu’auparavant il n’était pas homme à réfléchir en profondeur, cette expérience provoqua chez lui une intense investigation qui dura, m’at-on dit, plusieurs mois. « Quelle est cette douleur qui a torturé mon corps ? » se demandat-il. « Qu’est ce que la servitude ? Qu’est ce que la libération ? » Grâce à sa simplicité et à la pureté de son esprit, il fut capable d’aller jusqu’à la racine profonde de ces questions en un instant. Ce qu’il découvrit dans son investigation est que toute douleur est servitude, et que la cause profonde de toute servitude est le karma. Il réalisa que le karma est créé par l’esprit, l’esprit étant toutes les pensées qui sont obnubilées par le petit soi. Lors de la dernière nuit de son investigation intérieure, il se demanda : « Quelle est la racine des biens terrestres ? de l’argent ? » L’argent, conclut-il, est la chose la plus importante dans ce monde, et toutes les peurs, les insécurités prennent leurs racines dans l’attachement à cela.
A cet instant, il eut une vision puissante, à la fois glorieuse et terrifiante. Devant lui apparut une femme extrêmement belle dont le corps entier était rouge, et il vit, avec horreur, que du sang coulait à flots de sa bouche. Il la reconnut comme étant la mort incarnée. Puis, alors qu’il la contemplait un long moment, il eut une puissante révélation. Il réalisa que la possession est la racine de l’argent. Et que la possession c’est la mort. Alors, la figure féminine s’évanouit, une porte apparut, et à ce moment une investigation ultime se déclencha en lui. « Qui suis-je ? » se demandat-il. La porte s’ouvrit alors, et il quitta son corps par le sommet de sa tête. Des « entités divines » l’accueillirent et le guidèrent plus loin vers ce qu’il appela le « troisième niveau ». Pendant tout ce processus, qui se déroula au milieu de la nuit, il était allongé sur le sol de sa chambre, en toute apparence mort physiquement. Pendant ce temps, Ishmael, un fermier musulman, destiné à devenir plus tard son plus proche disciple, était assis à ses côtés surveillant son corps, m’a-t-on dit, sur les ordres de l’inconnu. Puis, une boule de lumière apparut, plana près de sa forme inerte – puis y entra. Dès que la lumière pénétra dans le corps d’Ajja, il ouvrit les yeux. Les premiers mots qu’il prononça furent : « Celui qui était ici est parti – quelqu’un d’autre est venu. » Il poursuivit : « Je ne suis pas le corps, je n’ai pas de mère, je n’ai pas de père. Je suis cette clarté. »
Pendant les trois mois suivants, Ajja resta assis tranquillement chez lui tandis qu’un profond silence intérieur grandissait en intensité. Alors que son esprit s’ajustait progressivement à sa nouvelle condition, il devint si sensible que même le son le plus léger lui était complètement insupportable.
A la fin de cette période, il sortit de chez lui, totalement transformé. Tel un homme complètement ivre, il errait nu, parfois dansant et chantant sous la pluie pendant des heures, parfois regardant fixement et sans fin le soleil. Il dormait sur les rochers et sous les arbres. Sa famille pensa qu’il était devenu fou et finit par l’enfermer dans un asile. Quand les docteurs lui demandèrent son nom, il répondit « Je n’ai pas de nom ». Quand ils lui demandèrent où il vivait, il répondit « Partout ». Au bout de deux mois, les docteurs conclurent qu’il n’était pas fou et le renvoyèrent chez lui.
Il passa les vingt années suivantes à être un avadhuta [celui qui est délivré de tout soucis] itinérant, semblant presque toujours inconscient du monde alentour tant il était immergé dans la conscience du SOI. Ishmael, devenu son compagnon permanent, s’occupait de ses besoins essentiels. Puis, en 1961, alors qu’il était à Rishikesh, dans le nord-est de l’Inde, il entendit une voix l’appeler : « Viens à moi. Toi viens à moi. Je suis ici à Ganeshpuri. » Répondant immédiatement, il se rendit à Ganeshpuri et vit le légendaire Swami Nitiyananda, avec lequel il eut un entretien de cinq minutes seulement. Aucun mot ne fut prononcé alors qu’ils se regardaient fixement dans les yeux. Cette rencontre permit à Ajja de « revenir sur terre » et, peu après, il recommença à porter des vêtements et à parler à nouveau.
De retour dans son petit village, il continua à passer la plupart de son temps en silence. Il y a dix ans, le célèbre pundit Bannanje Govindacharya lors d’une conférence sur le Vedânta [écritures hindoues sacrées] dans le village d’Ajja, exhorta l’assistance à « entrer en eux-mêmes!» Ajja, qui écoutait, suivit ses instructions à la lettre. C’est alors que le pundit le découvrit car Ajja, entra dans une transe mystique, et tomba. Quand le pundit vint le voir et lui demanda « Que vous est-il arrivé ? », Ajja répondit innocemment « Vous m’avez dit d’entrer en moi-même. Je suis entré en moi-même. »
Govindacharya reconnut que la réalisation d’Ajja était conforme aux Upanishads [les écritures classiques du Vedânta], et à la suite de cette rencontre, qui marqua aussi la naissance d’une grande amitié, la réputation d’Ajja comme maître vivant de l’Advaita, ou non-dualité, commença à se répandre dans l’état de Karnataka au sud de l’Inde.
A la conférence sur le yoga, il était encore tôt dans la soirée, lorsque Ajja se mit à parler simplement et sans prétention de la nature de notre véritable identité, devant un public composée principalement d’Indiens. Sa complète vulnérabilité était presque douloureuse à voir. Assis face à un grand nombre de personnes, il semblait mal à l’aise et même légèrement oppressé par le rôle qui s’était imposé à lui. S’exprimant lentement et de façon délibérée, ses quelques mots pénétraient profondément au cœur de l’Etre. Il parla d’une béatitude inimaginable et de la transcendance totale du mental. Il décrivit une énergie immense qui circulait le long de sa colonne vertébrale, et parla de l’importance d’un désir focalisé sur la libération ou moksha. Encore et encore, il insista sur l’absolue nécessité d’arrêter tout mouvement de l’esprit afin de faire l’expérience directe de ce qui repose au-delà. Pendant qu’il parlait, l’authenticité de sa réalisation s’imposait plus par sa manière d’être que par ce qu’il disait. Cet homme semblait n’avoir aucun visage, aucun nom, et plus frappant encore, aucun esprit, aucune personnalité au sens où nous l’entendons habituellement. La parole le gênait de façon évidente, il répétait continuellement que « on ne peut pas parler de ces choses » – on ne peut les comprendre que par l’expérience directe. A ma surprise, de nombreuses personnes dans la salle ne semblait pas percevoir ce qu’était Ajja – certains exigeaient de façon agressive que cet homme très doux leur donne des preuves de son authenticité. Et, ce qui n’arrangea pas les choses, certains de ses plus ardents disciples se mirent à déclarer haut et fort que leur gourou était un exemple vivant de la plus haute réalisation décrite dans les Upanishads. Bientôt, une ambiance de foire s’empara de toute la salle. Au milieu de ce chaos, Ajja choisit de rester silencieux.
Plus tard ce soir-là, j’allai avec quelques uns de mes étudiants rencontrer Ajja dans sa chambre. A notre arrivée le célèbre physicien George Sudarshan était en train de le prendre pour cible de ses questions tranchantes. Sudarshan, en plus d’avoir été candidat à un prix Nobel, avait été intimement associé au yogi Maharishi Mahesh ainsi qu’au grand J. Krishnamurti. « Ajja, » demanda le physicien, « lorsque deux personnes contemplent côte à côte la lune dans le ciel nocturne, comment se fait-il que l’une éprouve une intense curiosité à comprendre pourquoi les choses sont comme elles sont, alors que l’autre n’éprouve aucune curiosité du tout ? » Ajja répondit, comme il réponds souvent : « Vous devez vivre l’expérience. C’est seulement alors que vous pourrez comprendre. » Le physicien n’accepta pas la réponse d’Ajja, déclarant que n’importe qui pouvait dire cela, qu’Ajja évitait la question, et qu’une telle réponse n’était tout simplement pas acceptable. Moi-même, je me voyais osciller entre deux expériences complètement différentes face à ce qui se déroulait. D’un côté, j’étais impressionné par la volonté courageuse du physicien de n’accepter rien de moins qu’une réponse directe d’un homme éveillé. D’un autre côté, je ne pouvais m’empêcher d’être également impressionné par l’équanimité frappante d’Ajja. Même si Ajja semblait incapable de répondre directement à la question, j’étais simplement touché par la nature profondément vulnérable de son être. Je voyais une ironie dans cette situation où, de même que le physicien semblait incapable de percevoir la grandeur de l’homme assis en face de lui, de même Ajja ne pouvait pas saisir pourquoi sa réponse était si peu raisonnable pour le physicien.
Je rendis visite à Ajja en deux autres occasions, à Bangalore où il résidait dans l’appartement de l’un de ses disciples, me déplaçant depuis l’ashram où nous étions installés à une demi-heure de route de la ville. Tenter « d’interviewer » Ajja pour ce numéro de What is Enlightenment ? se révéla un défi plus grand que nous ne l’avions imaginé. Etant un homme si profondément et complètement absorbé dans la nature non dualiste du Soi véritable, il lui est presque impossible de comprendre toute question obligeant d’une façon ou d’une autre à considérer une relation entre un sujet et un objet.
Sur le point de quitter Bangalore après notre premier entretien de trois heures avec Ajja, nous étions très étonnés et profondément touchés, mais aussi assez déconcertés. Nul doute pour nous que nous avions étés en compagnie d’un homme profondément éveillé dont « l’état » ou la « réalisation » est de façon indiscutable extrêmement rare. Et il était très clair pour nous, après ce court moment passé dans la présence intime d’Ajja, qu’il avait quitté ce monde et tout ce qui s’y trouve loin derrière lui depuis bien longtemps. Mais de drôles d’histoires circulaient parmi ses disciples. L’une était qu’Ajja serait en réalité la réincarnation du Mahâtma Gandhi. On nous raconta que, lorsque Ramachandra avait quitté son corps par le sommet de sa tête, l’âme du grand saint pacifiste et révolutionnaire était entrée dans le vaisseau vide de Ramachandra. « Çaa n’arrive qu’en Inde ! » me suis-je dit. On nous annonça également qu’Ajja avait la capacité clairvoyante de révéler aux autres leurs identités dans leurs incarnations antérieures – mais dans ces révélations, il se trouvait presque toujours qu’ils avaient été fantassins de la révolution de Gandhi. Aussi, lors de notre seconde visite, je me forçai à lui demander si ce que nous avions entendu de la part de certains de ses disciples était vrai. Etait-il la réincarnation du Mahâtma Gandhi ? Ce à quoi il répondit : « Ce dont j’ai fait l’expérience était l’Ame Universelle ». Mais cette question n’a jamais été complètement résolue, car Ajja laissait toujours place à la possibilité que ce soit vrai, même si ce n’était que dans l’esprit des autres. « Nous ne pouvons pas voir notre propre visage », ajoutat-il. « Seul les autres le peuvent ».
Finalement, plus que toute autre chose, ce qui m’a profondément bouleversé chez cet homme extraordinaire était sa vacuité complète, l’absence totale de moi personnel. Il semble en effet l’exemple littéral de celui dont le corps et l’esprit sont devenus un vaisseau véritablement vide, à travers lequel resplendit ce Un sans second, pur de toute trace d’individualité.






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